Jeune ado, à l’aube des années 80, j’avais un ami dont le père était un éminent prof de sociologie à l’Université Laval. L’homme aimait nous consulter sur toutes sortes d’enjeux de société à des années-lumière des intérêts normaux des gars de 13-14 ans que nous étions. L’immigration, la place des femmes sur le marché du travail, l’homosexualité, la religion… Aucun sujet n’était hors limite, il nous faisait réfléchir sur absolument n’importe quoi.
Jamais n’ai-je senti de la part de cet érudit autre chose que du respect pour mes opinions. Il nous confrontait, oui, mais toujours sans paternalisme ni jugement, sans jamais nous prendre de haut.
J’ai toujours eu en admiration les gens bien articulés, mais encore davantage ceux qui réfléchissent, qui analysent, qui n’écartent jamais d’emblée même les idées les plus farfelues, ces gens qui n’ont pas peur de faire évoluer leurs opinions au gré de leur écoute de l’autre.
Tout ça pour vous dire que je ressens une vive inquiétude en nous regardant aller comme société. Parce qu’il semble qu’on ne soit plus capable de communiquer.
Au premier signe de désaccord, on se braque, on se réfugie dans nos réseaux sociaux où les bienveillants algorithmes s’assureront de nous alimenter en contenu réconfortant.
Il n’est plus possible de proposer des nuances dans un débat public sur un sujet sensible sans être aussitôt associé au camp ennemi. Celui-ci défend la loi 21? Sûrement un islamophobe! Celle-là s’oppose à la vaccination? C’est une complotiste! Une enseignante utilise le mot en n? Quelle insensibilité!
Et pour nous assurer d’anéantir cette menace que représente la diversité d’opinions, on installe une culture de l’annulation qui vise à effacer de l’espace public toute dissidence à cette bien-pensance auto-proclamée.
Il serait peut-être temps de ressortir la vieille pub de Labatt 50 : On est 6 millions, faut se parler!
L’épisode récent de Chelsey est une bonne illustration de la polarité de nos débats. Dans cette histoire où une jeune enseignante musulmane qui refusait de retirer son hijab en classe a été mutée à d’autres tâches, peu de gens se sont intéressés aux faits. La plupart des commentaires ont plutôt été chargés de l’émotion provoquée par les titres accrocheurs. Au milieu de ce brouhaha, plusieurs, dont je suis, ont essayé de susciter la réflexion sur le fond, mais c’était peine perdue. Il est bien plus divertissant de se crêper le chignon, d’entretenir la perception négative de « l’autre », de crier à la discrimination, que de parler calmement avec la volonté d’essayer de se comprendre!
Est-ce qu’on ne pourrait pas recommencer à éprouver du plaisir à ne pas être d’accord, à argumenter? Est-ce qu’on ne pourrait pas réapprendre à se passionner pour des débats sains qui, plutôt que de plomber notre vie en société, permettraient de nous ouvrir à la différence et à la divergence de points de vue?
On se pense dans une ère de grande ouverture parce que nous avons une vitrine sur la planète via le web et les réseaux sociaux, mais c’est tout le contraire qui se passe. Nous sommes abonnés à des chroniqueurs dont on connaît déjà le point de vue avant même qu’ils n’ouvrent la bouche.
L’un des plus fins observateurs de la société que j’aie eu le privilège de côtoyer, Laurent Laplante (1934-2017) a signé la fin de Dixit, son recueil de chroniques en ligne, (http://www.cyberie.qc.ca/dixit/) en arguant que quand les lecteurs n’avaient plus qu’à lire le titre en haut et la signature en bas pour savoir ce qui se trouvait entre les deux, il était temps pour l’analyste de se retirer.
Ne pas laisser notre opinion se cimenter. S’autoriser à être influencé par ce qui nous entoure, admettre que l’autre, parfois, a raison aussi.
Aujourd’hui, c’est la Journée nationale du vivre-ensemble. Il s’en trouvera pour s’ébaudir devant notre belle diversité ou pour vanter nos qualités d’accueil. Pour ma part, sans vouloir troubler la fête, j’appellerais plutôt à une réflexion sur nos comportements sociaux. Nous sommes fiers de nos valeurs québécoises d’ouverture, de respect, d’égalité, mais est-ce que nous en appliquons les principes dans la vie de tous les jours? C’est une bonne journée pour y penser.
On est 8,5 millions, faut se parler!